2. La démarche des mathématiciens

© Isabelle Aubert-Baudron

La compréhension de cette démarche est importante car
– elle permet d’évacuer les faux problèmes tels que l’opposition apparente entre aristotéliciens et non-aristotéliciens liée à l’ignorance de ces termes.
– elle est applicable dans les autres domaines de connaissance nécessitant l’intégration, dans les affaires humaines, de notre évolution scientifique actuelle.

 – et ci-dessous, des extraits de son séminaire à Lakeville, Connecticut, (1948-1949) tirés d’une traduction de la transcription d’un enregistrement de ce séminaire provenant de l’Institute of General Semantics. J’ignore qui a effectué cette traduction, celle-ci n’étant pas signée, et je ne dispose pas des enregistrements à partir desquels elle a été réalisée. Elle n’est pas définitive, comportant des blancs dans le texte. Mais je remercie ces traducteurs anonymes pour leur travail, en espérant qu’ils se feront connaître, afin que je puisse leur restituer ici leurs droits d’auteurs.
Dans ces deux séminaires, Korzybski décrit, sous deux formes différentes,  la démarche qu’ont adoptée les mathématiciens qui ont élaboré la géométrie non-euclidienne, et qu’il a appliquée lui-même dans la formulation de sa logique non-aristotélicienne. .

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« Nous vivons dans une époque très révolutionnaire et des choses extraordinaires se sont produites pendant ces 100 dernières années. Entre autres nous avons commencé a revoir les doctrines démodées, ceci s’est passé en 1800 quelque chose, 1900 quelque chose, 1920, 30, 50. Je suis né au milieu de ces révolutions, certaines étaient accomplies, d’autres se déroulaient et j’ai développé cette flexibilité que j’essaie de vous enseigner. Nous avons commencé la révision des anciennes doctrines les fondements de l’électricité, la science de l’électromagnétisme qui a débuté par l’équation de Maxwell, puis la révision de (je vais lire, je vais sauter quelques exemples) je vais vous donner un résumé historique avec les années, ce qui s’est passé.

Faraday qui a révolutionné la physique …

En 1833, Faraday a découvert les lois fondamentales de la chimie électrique,
en1844 il a découvert que le magnétisme est une propriété universelle de toutes les substances
en 1859 Kurkov a formulé le principe fondamental de la théorie de la radiation
en 1881 G.G. Thompson a introduit le concept de la masse électromagnétique
en1888 Pirts a confirmé les théories de Maxwell par ses expériences
en 1895 Lawrence a fondé la théorie des électrons
en1886, Bacarow a découvert le phénomène de la radioactivité
en 1896, Sigman a découvert l’effet magnétique optique qui porte son nom
en 1898 les Curie ont découvert le radium
en 1900 Plank a fondé la théorie quantique
en 1900 Plank a introduit les lois générales de la radiation
en 1900 Planck a déterminé la quantité élémentaire d’action, il a été le premier à calculer la masse d’hydrogène et la quantité élémentaire d’électricité
en 1902 Rarafer et (?) ont mis au point la théorie de la désintégration atomique
en  1905, Einstein a formulé le principe de la relativité
en 1905 il a fondé la théorie de la lumière quantique
en 1907 Einstein a fondé la théorie quantique de la chaleur des corps solides
en 1908 Minkowski a introduit la conception d’un monde à quatre dimensions reliant entre eux l’espace et le temps
en 1912 Allow a découvert l’interférence des (?)
en 1913 W. H et W. A ont découvert la structure des cristaux
en 1913 Bohr a fondé la théorie du spectre et de la structure atomique
en 1915 Einstein a fondé la théorie de la relativité générale
en 1915 Sommerfeld a expliqué la structure des lignes spectrales
en 1919 Rupperfeld a découvert la différence de formation de l’hydrogène de l’oxygène
Cela s’est passé sur une période de 1833 à 1919, même pas 100 ans.

En parallèle avec tout ce que vous avez entendu il y a eu une révolution dans les mathématiques. Nous avons commencé ce que l’on a appelé la logique mathématique. Tout cela s’est passé pendant ma propre vie. Piano, Whitehead, Russell, toute cette génération a déjà commencé le grand bouleversement et les résultats sont extrêmement, extrêmement importants parce qu’il y a des choses que tout simplement nous n’incluions pas dans ce que l’on appelle la pensée et qui sont si impliquées que si vous devez parler pendant une 1/2 h puis une autre 1/2 h, vous ne pouvez pas combiner ces deux 1/2 h de discours, c’est sans espoir, un être humain ne peut pas le faire, peut être quelques-uns, mais c’est très rare.

C’est pourquoi ils utilisent des signes abrégés, ce qu’ils appellent la logique mathématique, ils lient les 5 signes ensemble et ils signifient beaucoup plus, ensuite ils peuvent seulement penser avec ces signes abrégés pour pouvoir combiner les “limitations” de l’esprit humain. II y a des limitations de l’esprit humain, nous ne sommes pas limités dans un sens mauvais, tout simplement nous sommes “limités”, l’esprit humain a des limitations. Vous devez par exemple oublier ce qu’on répète à l’envie que 1es mathématiques sont difficiles et ainsi de suite, les mathématiques sont le langage le plus simple qui existe. Si nous pouvons extraire un langage ordinaire des mathématiques, nous l’avons déjà fait, cela signifie appliquer une méthode mathématique, alors tout devient la simplicité même et nous avons abandonné le verbiage inutile parce que nous utilisons seulement les relations.

Les progrès que nous avons connus en médecine, biologie, sont extrêmement révolutionnaires, trop nombreux et trop complexes pour que nous essayions d’en donner une liste. Les mathématiques, la physique c’est simple.
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En mathématiques, Piano, un italien, Whitehead et Russell ont commencé une recherche fondamentale dans les fondements des mathématiques. Si je dis les fondements des mathématiques vous pouvez croire que je blablate. Si les mathématiques sont faites par les hommes, si les fondements des mathématiques sont solides, cela nous sert à apprendre le fonctionnement de l’esprit humain, les fondements de l’évaluation humaine.

Par exemple, la façon la plus facile était de commencer par la révision de la géométrie euclidienne. Ceci est extrêmement fondamental, je ne vous enseigne pas les mathématiques, je vous enseigne des choses sur le comportement humain. Euclide avait des parallèles, c’est à dire des lignes qui ne se rencontrent jamais et en outre elles étaient supposées être équidistantes, des parallèles équidistantes.

A cette époque, à l’époque même d’Euclide, cette théorie avait déjà été mise en question. Toute géométrie doit avoir des lignes qui ne se rencontrent jamais, mais la question est : est-ce que ces lignes doivent être équidistantes ou non? A l’époque d’Euclide, ceci était déjà mis en question. Et que s’est-il passé ? Quelque chose de très important, quelque chose qui concerne les hommes et non la géométrie. La géométrie est faite par les hommes et donc ce sont les hommes qui nous intéressent, pas la géométrie. Pendant plus de 2000 ans rien ne s’est passé. Puis, c’est le côté humain, Lovachevski, un russe, Bolé, un hongrois, et Undersly, un allemand, qui avait les mêmes notions mais qui avait peur de les publier, si bien qu’il a été puni par l’histoire qui ne l’a pas reconnu.

Ils voulaient réviser cette équidistance qui ne leur semblait pas adéquate. Si vous voulez avoir une idée de ce qu’est l’égale distance entre deux parallèles, prenez un train ou un tramway qui ont les rails selon la théorie euclidienne, à égale distance. Les rails sont posés à dessein à égale distance. C’est de la pure fiction. La critique n’a pas été écoutée pendant 2000 ans. Finalement Lovachesky et Bolé sont sortis d’Euclide, ils n’ont pas corrigé Euclide, ils ne l’ont pas révisé, ils ont oublié Euclide et ils ont pris un nouveau départ et ont commencé la géométrie non euclidienne. Tous ceux qui ont essayé de réparer la géométrie euclidienne, ont échoué. Les deux tentatives qui ont réussi sont celles qui ont oublié Euclide et inventé une nouvelle géométrie. Et cela fonctionne. Les développements ultérieurs ont gardé les lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais mais qui ne sont pas équidistantes. Puis les lignes droites sont devenues courbes et celles-ci sont devenues asymptotiques, elles se sont rapprochées de plus en plus mais ne se sont jamais rencontrées Tout ceci est évidemment de la fiction mais de la fiction nécessaire.

La même chose s’est passée avec Newton. Vous connaissez tous la mécanique de Newton. Les systèmes newtonien et euclidien ne cadraient absolument pas avec l’électricité. Et maintenant nous savons que tout est électrique et même vous et moi nous sommes des conglomérats électrocoloïdaux. Donc si nous avons des systèmes qui ne peuvent prendre en compte les phénomènes électrocoidaux, cela ne nous sert à rien. Par conséquent la révision était nécessaire et finalement nous avons la géométrie non-euclidienne. Nous nous sommes débarrassés d’un dogme. C’est tout, nous nous sommes débarrassés d’un dogme. Avec Freud aussi nous sommes débarrassés de beaucoup de dogmes, il en a créé de nouveaux.

Mais ils sont moins mauvais que les vieux dogmatismes démodés. Comme l’électricité et évidemment les phénomènes électrocoloïdaux ne pouvaient pas être pris en compte avec la vieille mécanique de Newton, Einstein a fait la même chose que ses prédécesseurs, il l’a oubliée. Recommençons depuis le début, la théorie d’Einstein est un nouveau départ. C’est un des exemples les plus classiques de l’extensionnalisation. La simultanéité était une propriété absolue du temps absolu et de l’espace absolu. Einstein a refusé de traiter la définition.
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La seule différence entre Euclide et les non euclidiens était la question de la distance égale, un si petit facteur. Vous devez vous demander si je parle encore de mathématiques, mais non, je parle des réactions de l’homme. Lorsque vous changez une petite chose, regardez ce qui se passe. On a gardé l’axiome que les lignes ne se rencontrent pas mais on n’a pas accepté le dogme qui ne se vérifie pas dans la réalité que les lignes sont toujours des parallèles équidistantes. On a tout simplement abandonné le dogme. Ce changement peut éventuellement sembler innocent. Cela me rappelle une blague de Bertrand Russell, une blague mathématique, sur les tailles. Une femme de ménage n’était pas mariée, elle demande à sa patronne si elle pouvait aller voir son enfant parce qu’il était malade. La patronne a été si surprise qu’elle lui dit: “eh bien, je pensais que vous n’étiez pas mariée”, “Madame, cela ne veut pas dire que j’ai été négligée, le bébé était très petit”. Cette blague est de Bertrand Russell. Blague à part, je ne raconte jamais de blagues seulement à cette fin, il y a toujours un sens plus profond.

Nous avons abandonné l’équidistance des parallèles. Voyons quelles en ont été les conséquences. Dans la passé, dans la géométrie élémentaire, nous faisions une courbe avec des petits morceaux de ligne droite. C’est ce qu’on a appris à l’école, vous et moi. Une courbe, des petits morceaux de ligne droite à condition que les petits morceaux deviennent de plus en plus petits et la limite était la courbe.

Aujourd’hui nous avons inversé le processus. Aujourd’hui nous commençons avec un cercle en augmentant le rayon et lorsque le rayon tend à l’infini, alors la limite de la courbe devient une ligne droite.

Donc vous voyez que cette petite différence dans les parallèles a eu pour résultat l’inversion de toute l’orientation: au lieu de faire des courbes avec des lignes droites, aujourd’hui une ligne droite est la limite d’un cercle (ça, c’est du verbiage) lorsque le rayon tend vers l’infini. C’est le système euclidien. Ça, ce n’est pas important. La géométrie n’est pas importante non plus, ce qui est important c’est qu’un petit changement dans les prémisses a entraîné un changement énorme, une inversion dans les conséquences. Cela  s’applique aussi à la vie de tous les jours, on peut appliquer cette règle par exemple en changeant les prémisses, si nous le pouvons, avec les patients. Si vous pouvez changer les prémisses du patient, il est guéri. La question est: est-ce qu’on peut y arriver ? Ah, c’est ça le problème. Mais, en fait, ce que fait un psychiatre, c’est qu’il essaie d’amener son patient à parler, à faire face à la réalité, c’est-à-dire à changer ses prémisses fictives pour voir la réalité.

Vous connaissez l’exemple du serpent dans le lit. C’est une désillusion proverbiale d’un patient très malade. Il ne voulait pas aller se coucher parce qu’il y avait un serpent dans son lit. Le docteur fait semblant d’enlever le serpent qui n’existait pas du lit. Le patient est content, il va coucher et s’endort. Est ce qu’il est guéri pour autant? Pas du tout. Demain il y aura un tigre qui va le poursuivre dans la rue. Vous avez éliminé un symptôme “serpent” et vous en avez introduit un autre, “le tigre”. Ces choses fonctionnent mécaniquement. Que fait un psychothérapeute ou tout médecin avec les malades mentaux? Il change, s’il le peut, les prémisses. Si çà marche, la personne est guérie, autrement il ne se passe rien.

C’était tout ce que j’avais à vous dire sur Euclide. Le changement de lignes droites, si quelqu’un sait ce qu’est une ligne droite. Personne ne le sait. Aujourd’hui nous parlons de façon beaucoup plus réaliste et lorsque nous parlons d’une ligne, nous ne parlons pas d’une ligne fictive, mais nous parlons d’une ligne réelle. Que faire avec ça ? Avant Einstein on croyait que la lumière se déplaçait sur une ligne droite. Seulement Einstein a démontré que dans un champ gravitationnel, la vitesse de la lumière ne voyage pas en ligne droite, mais en courbe. Maintenant la ligne droite est presque complètement abolie, on l’utilise par exemple pour la construction. Un constructeur construit les immeubles en utilisant la géométrie euclidienne. Euclide est valable pour construire cet immeuble, mais si vous voulez construire un pont, Euclide n’est plus valable. Je ne sais s’il est bon pour les gratte-ciels. Donc on a dû passer d’Euclide au système non-euclidien.

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Avez-vous remarqué que nous tirons maintenant des lignes droites comme limites de cercles ? Avant c’était le contraire. Est-ce que vous comprenez cela?
-Non

Vous devez l’accepter sans essayer de trop approfondir, parce que je ne suis pas en train de parler de manière trop technique, ce n’est pas un problème de géométrie mais de symbolisme. Vous rappelez-vous que maintenant nous construisons des lignes droites en dehors des cercles avec des rayons qui augmentent et la limite lorsque le rayon approche, n’atteint pas l’infini, elle s’en approche, votre cercle s’aplatit de plus en plus et la limite devient une ligne droite.(Cette phase n’est pas claire, mais n’ayant pas le texte anglais, je ne peux la modifier.)

Maintenant, acceptez cette proposition et acceptez aussi qu’aujourd’hui, avec la géométrie moderne, c’est l’inverse de l’ancienne, car dans l’ancienne géométrie avec un peu de ligne droite on pouvait construire un cercle. Aujourd’hui c’est l’inverse, une ligne droite est la limite d’un cercle énorme avec un rayon qui tend vers l’infini. Ce que j’aimerais souligner, c’est qu’un petit changement dans les prémisses implique un changement fondamental. Dans notre travail nous avons introduit quelques changements fondamentaux dans les prémisses où l’ancien n’avait pas de sens ou était faux. Nous l’avons abandonné et nous avons un renversement complet des vieilles idées, cela a affecté toutes les parties de notre vie.

La théorie d’Einstein, vous avez lu et entendu assez à son sujet. Vous savez que sans la théorie d’Einstein … je vous ai déjà parlé du Professeur Planck.

Vous vous rappelez ? Il a établi les quanta, des sortes de noyaux centraux des radiations.

Ces problèmes dont je vous parle existent dans la vie de tous les jours, mais dits dans des langues différentes, c’est la seule différence, les mêmes conclusions existent dans la vie quotidienne mais nous ne le savons pas. Après le séminaire nous en serons conscients. Les médecins pourront revoir leurs prémisses. Nous ne le faisons jamais et le pouvoir des sciences et des mathématiques est qu’elles établissent des prémisses claires et les révisent.

Mais il y a plus de problèmes. Si vous révisez vos prémisses, cela signifie que vous les vérifiez empiriquement, vos prémisses sont correctes, est-ce que vous pouvez dire que vos déductions par l’intermédiaire de vos prémisses sont correctes ? Vos théorèmes sont-ils vrais? Non. Aujourd’hui cela ne suffit pas. Avant c’était suffisant. Les prémisses sont correctes, les déductions sont correctes, le théorème est vrai. La vérification des prémisses seule, la déduction seule, cela n’est pas suffisant. Nous devons trouver les conséquences, travailler avec les théorèmes, les uns après les autres et ensuite vérifier le théorème empiriquement. Et alors on se rend compte souvent que tout le système est faux.

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Nous essayons de faire coïncider nos formules avec la réalité. Nous avançons rapidement et avec succès. Mais vous pouvez voir ce que signifie éliminer la vitesse infinie, si vous gardez la vitesse infinie, vous ne tenez pas compte de la vitesse, parce qu’on ne peut pas connaître la vitesse infinie mais vous pouvez la voir. Et le résultat est une ineptie et vous avez fait ça. Et avant qu’Einstein n’arrive, il y avait Newton et c’est pour ça que je vous parle du renversement de la théorie euclidienne.

Le changement de l’équidistance a créé une nouvelle géométrie, une non-euclidienne qui est beaucoup plus efficace. Quel est le critère de tout ça ? Pratique, pragmatique, la carte doit ressembler au territoire. Evidemment Einstein ressemble beaucoup plus au monde que Newton, ce n’est pas euclidien. »

Alfred Korzybski, Séminaire de 1948-1949 à Lakeville, Connecticut.

Traducteur inconnu.

L’enregistrement du séminaire de Korzybski à Lakeville (1948-1949) est disponible dans le site de l’IGS

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