3. Application de la démarche des mathématiciens en économie

© Isabelle Aubert-Baudron

Nous avons vu que pour élaborer la géométrie non-euclidienne, à partir de l’observation de la réalité dans laquelle ils vivaient , les mathématiciens  ont oublié Euclide. Ils ne s’y sont pas opposés, ils ont mis de côté ses postulats et ont regardé autour d’eux.

La formulation d’une économie non-aristotélicienne implique une démarche similaire : oublier l’économie de marché, et se poser la question de ce qu’est l’argent et de sa fonction.
Korzybski répète qu’il considère les mathématiques comme un domaine d’activité humaine, les resituant dans le contexte humain d’où elles sont issues. Il en va de même pour l’économie, un domaine d’activités humaines, fait par les humains.

Les débats économiques se situent la plupart du temps dans le cadre d’une opposition entre les partisans du capitalisme d’une part et les alternatives au capitalisme se situant la plupart du temps dans un cadre politique  donné, en opposition à celui-ci, entre pro et anti capitalistes. Ils reposent avant tout sur des considérations d’intérêts. Cette vision des choses limite les relations entre les groupes d’individus qui les composent à des relations de conflit, et les seuls alternatives au système actuel à différentes formes de « lutte contre le capitalisme », sans qu’il en sorte quoi que ce soit au bout du compte.

Personnellement je ne crois pas en l’existence de quelque chose qui serait « le capitalisme » en soi : le « capitalisme » de 1950 est différent du « capitalisme » en 1980, qui est lui-même différent du capitalisme en 2008, etc… Autrement dit, celui-ci n’est pas un système immuable, il change tout le temps et sa forme évolue en fonction des individus qui influent par leurs décisions sur celle-ci. En revanche, ses différentes formes ont une structure similaire, à savoir que les relations induites par ce système sont de même type : relations de compétition, de conflits, basées sur des rapports de force.

En dehors des humains qui lui donnent corps, ce système n’existe pas, pas plus que l’argent, qui est une invention humaine. La  financiarisation de l’économie est spécifique à l’Occident: même dans le cadre de la mondialisation, un certain nombre de pays s’en démarquent, préférant miser sur leurs ressources réelles plutôt que sur des produits financiers aléatoires. Les effets de cette financiarisation sont problématiques, remettant en cause la santé et la sécurité économiques des Etats, des entreprises et des individus. Or les diverses solutions envisagées officiellement pour remédier à ces problèmes se situent dans le cadre de la doctrine économique qui génère ces problèmes, ce qui n’est pas cohérent : il est impossible de résoudre un problème sur la base du système qui l’a généré.

Si maintenant nous situons les questions économiques dans le cadre d’échanges entre humains, et hors de ce débat « pro / anti » capitalistes, le fait est qu’indépendamment de notre statut, de notre situation économique, de nos croyances et de nos opinions, nous sommes avant tout des humains, dotés du même organisme humain, et , au niveau biologique, avons fondamentalement la même structure et les mêmes besoins.

A partir de là, une autre grille dont nous pouvons nous inspirer est celle du biologiste Henri Laborit, dont les travaux sur la structure des organismes vivants reposent sur la sémantique générale (voir La Nouvelle Grille) : « Parler de « structures vivantes » c’est, en présence d’un « ensemble » vivant, quel qu’il soit, de la bactérie aux sociétés humaines, parler de l’ensemble des relations existant entre les éléments qui constituent cet ensemble. Parler de structures, c’est donc parler de relations, qui ne sont ni masse, ni énergie, mais qui ont besoin de la masse et de l’énergie pour exister. » (« La Nouvelle Grille », p. 30, Robert Laffont.)

Notions sur la structure des organismes vivants :

– Des systèmes ouverts:

« La structure de la matière vivante lui confère deux caractéristiques fondamentales: celle d’être un système ouvert et celle de s’organiser par niveaux de complexité, ces deux caractéristiques étant d’ailleurs strictement dépendantes l’une de l’autre. » (La Nouvelle Grille » p.25)

– Hiérarchie d’organisation:

« La seule façon d’ouvrir l’information-structure d’un organisme, d’ouvrir l’entité organique individuelle régulée, est de la transformer en servomécanisme, c’est-à-dire de l’inclure dans un niveau d’organisation supérieur, à savoir le groupe social, mais dont la finalité devra être que la même que la sienne. » . » (La Nouvelle Grille » p.40).

« Dans un organisme vivant, chaque cellule, chaque organe, chaque système ne commande à rien. Il se contente d’informer et d’être informé. Il n’existe pas de hiérarchie de pouvoir mais d’organisation, c’est-à-dire de complexité:
– niveau moléculaire (à rapprocher du niveau individuel),
– niveau cellulaire (à rapprocher du niveau du groupe social),
– niveau des organes (à rapprocher du niveau des ensembles humains assurant une certaine fonction sociale),
– niveau des systèmes (nations),
– niveau de l’organisme entier (espèces).
Chaque niveau n’a pas à détenir un pouvoir sur l’autre mais à s’associer avec lui pour que fonctionne harmonieusement l’ensemble par rapport à l’environnement. Mais pour que chaque niveau d’organisation puisse s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, il faut qu’il soit informé de la finalité de l’ensemble et, qui plus est, qu’il puisse participer au choix de cette finalité. » (Henri Laborit, « La Nouvelle Grille », Ed. Robert Laffont, p. 121 et 122.)

« Croire, comme certains, au caractère inévitable de la guerre, lui trouver même des  avantages concernant l’évolution technique, le contrôle démographique, etc., c’est s’enfermer dans une structure préhistorique, s’appuyer sur le passé et l’histoire pour en déduire l’avenir, c’est rester dans un système aristotélicien du déterminisme linéaire, de la causalité enfantine. » (Henri Laborit, « La Nouvelle Grille », Ed. Robert Laffont, p.310.)

Bases d’une démarche scientifique:

– Similarité de structure :

La notion de similarité de structure entre les théories que nous utilisons et les faits dont elles traitent ne semble pas avoir été intégrée ni appliquée jusqu’ici hors des sciences exactes.  Or c’est sur cette similarité de structure que repose la fiabilité de nos théories:

« Nous avons comparé le territoire et la carte et nous en avons conclu que, pour obtenir le maximum de prédictivité, pour arriver à une probabilité maximale en matière de prédictivité, nous devons avoir une forme de représentation – dont la structure soit similaire en terme d’ordre. Je dois vous avertir que dans le domaine des sciences, où nous avons une prédictivité maximale, nous jugeons une théorie sur sa similarité de structure avec les faits. Ne nous cachons pas derrière les mots. Regardons les faits; ce que nous appelons une « théorie scientifique » représente un langage d’une structure particulière, basé sur une terminologie. Autrement dit la terminologie met en jeu des postulats qui sont impliqués structurellement dans la terminologie. En d’autres termes, ce que nous appelons une théorie n’est véritablement rien d’autre qu’un langage d’une structure particulière. » (Alfred Korzybski : « Séminaire de sémantique générale 1937 – Transcription des notes des conférences de sémantique générale données à Olivet College », Interzone Editions, p. 17 )

« Nous avons montré au cours de la dernière conférence que ce que nous disions au sujet de la carte et du territoire s’applique aux mots et aux faits. Pour avoir le maximum de probabilité en matière de prédictivité, nous devons avoir une similarité de structure entre le langage et les faits. Examinez votre façon de parler, et voyez si votre langage a une structure similaire à celle des faits. Si notre langage avait une structure similaire à celle des faits, comme c’est le cas en physique mathématique, aurions-nous le maximum de prédictivité ? Oui. S’il n’est pas similaire, aurions-nous le maximum de prédictivité ? Non.

N’est-ce pas là notre problème majeur dans le domaine de la recherche ? Rechercher les faits pour voir si cette similarité de structure existe ou pas. Il est important de savoir si le langage a ou n’a pas une structure similaire. » (Alfred Korzybski : « Séminaire de sémantique générale 1937 – Transcription des notes des conférences de sémantique générale données à Olivet College », Interzone Editions, p. 18)

– Prédictivité :

De la similarité de structure entre nos théories  et les faits dépend la prédictivité et la fiabilité de celles-ci, autrement dit le fait qu’elles nous permettent d’obtenir des résultats correspondant aux attentes de départ :  si ces résultats n’y correspondent pas, alors  nos théories ne sont ni prédictives ni fiables, et il convient alors de les remettre en question :

«  Pour un maximum d’efficacité, une carte devrait avoir une structure similaire à celle du territoire. Je suppose que les mots « similarité de structure » vous disent quelque chose au sens général des termes. Alors l’essentiel ici est que la similarité de structure soit la question la plus importante pour nous en physique mathématique et en mathématiques, en dépit du fait que vous puissiez le comprendre dans le sens général. Similarité de relations physiques et symboliques. Notre carte a-t-elle une structure similaire à celle du territoire ? Est-il possible d’attendre une quelconque prédictivité d’une telle carte ? Je ne vous accable pas avec l’aspect technique du problème. C’est très complexe. Mais l’acception courante des mots selon lesquels une carte devrait avoir une structure similaire à celle des faits devrait vous dire quelque chose. C’est un point très important. »  (Alfred Korzybski : « Séminaire de sémantique générale 1937 – Transcription des notes des conférences de sémantique générale données à Olivet College », Interzone Editions, p. 12-13 )

« La similarité de structure est d’une simplicité enfantine et pourtant personne n’y a accordé la moindre attention avant la S.G.. Pour obtenir le maximum de probabilité en vue d’une prédictivité maximale, nous devons avoir une carte dont la structure est similaire à celle du territoire. » . » (Alfred Korzybski : « Séminaire de sémantique générale 1937 – Transcription des notes des conférences de sémantique générale données à Olivet College« , Interzone Editions, p. 14).

Or le fait est que les résultats de nos théories économiques ne correspondent pas aux attentes placées en elles, elles ne sont ni fiables, ni prédictives et leur structure n’est pas similaires aux faits dont elles traitent. Ces théories ignorent les faits: ainsi les méthodes d’évaluation actuelles dans la gestion des ressources humaines, impulsées par les sociétés de gestion privées, reposent  sur des impératifs financiers théoriques, sans tenir compte des faits, d’où des objectifs irréalistes et impossibles à atteindre, des gens frustrés en permanence, la perte de la finalité du travail, une baisse de la qualité du travail, et au bout du compte des arrêts maladie et un absentéisme, jamais atteints auparavant. Cette gestion, au bout du compte ruineuse pour les Etats et désastreuse pour la santé des individus, coûte en fin de compte beaucoup plus cher que la gestion des ressources humaines publique des décennies précédentes.

En conséquence le terme de « sciences économiques » ne correspond pas à ce qu’il est censé représenter : brillant par leur manque de prédictivité, leur incapacité à remplir les objectifs promis, leurs résultats désastreux, ces « sciences » n’ont de scientifique  que le nom. Les concepts de « culture du résultat » et de « politique du chiffre », s’ils sont imposés aux « évalués », ne le sont pas aux niveaux des décisions économiques et politiques, dont les acteurs se dédouanent pour eux-mêmes  ce qu’ils exigent des citoyens, refusant de se confronter aux faits et de rendre compte de leur action aux gens qui les ont élus. D’où des « crises économiques » qui se succèdent sans interruption, et des méthodes censées les résoudre qui se révèlent inefficaces à le faire.

– Démarche scientifique:

Ainsi une restructuration de l’économie, à travers l’élaboration de sciences économiques dignes de ce nom, ne peut faire fi de la démarche scientifique appliquée dans les sciences exactes. Cette démarche scientifique repose sur les étapes suivantes :

 » Comment nos savants qui, dans leurs recherches, suivent le type d’orientation que nous avons indiqué par notre première prémisse non aristotélicienne, sont-ils parvenus à de tels résultats ?
En s’attachant d’abord à découvrir l’ordre dans lequel se présentent les éléments du terrain, les relations qui peuvent les unir, la structure qu’ils composent.
Dans ses observations le savant se penche, notamment, sur des comportements dont il va s’attacher à déceler la structure. Il se demandera ensuite quelles doivent être à leur tour les structures des éléments en présence pour permettre une telle structure de leurs comportements. Il fera ensuite des inférences qui lui permettront alors de bâtir des hypothèses. Sur la base de ces hypothèses, il dégagera des prévisions relatives aux comportements. Il lui faudra alors retourner à l’observation de ces derniers pour examiner si ces prévisions se réalisent et si, par conséquent, son hypothèse est conforme à la structure des faits. » (Hélène Bulla de Villaret : « Introduction à la sémantique générale de Korzybski », Courrier du livre, p. 36.)

Appliquer une démarche scientifique en économie implique de raisonner non pas  en termes de croyance en des théories données, mais d’hypothèses portées à l’expérimentation afin d’en tester la validité. Cette confrontation à l’épreuve des faits est indispensable pour pouvoir les confirmer ou les infirmer, et voir si elles peuvent ensuite être appliquées. Si les résultats ne confirment pas leur validité, il importe alors de reprendre les différentes étapes de la démarche scientifique depuis le début afin de chercher la ou les erreurs, et ceci tant que les résultats ne sont pas satisfaisants.

I. Aubert.

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