Aristote, Politique, chapitre IX: sur la tyrannie

CHAPITRE IX: Des moyens de conservation pour les États monarchiques; la royauté se sauve par la modération. Les tyrannies ont deux systèmes fort différents pour se maintenir: la violence avec la ruse, et la bonne administration; esquisse du premier système; ses vices; esquisse du second système; ses avantages; portrait du tyran; durée des diverses tyrannies; détails historiques.

1. En général, les États monarchiques doivent évidemment se conserver par des causes opposées à toutes celles dont nous venons de parler, suivant la nature spéciale de chacun d’eux. La royauté, par exemple, se maintient par la modération. Moins ses attributions souveraines sont étendues, plus elle a de chances de durer dans toute son intégrité. Le roi songe moins alors à se faire despote; il respecte plus dans toutes ses actions l’égalité commune; et les sujets de leur côté sont moins enclins à lui porter envie. Voilà ce qui explique la durée si longue de la royauté chez les Molosses. Chez les Lacédémoniens, elle n’a tant vécu que parce que, dès l’origine, le pouvoir fut partagé entre deux personnes; et que plus tard, Théopompe le tempéra par plusieurs institutions, sans compter le contrepoids qu’il lui donna dans l’établissement de l’Éphorie. En affaiblissant la puissance de la royauté, il lui assura plus de durée; il l’agrandit donc en quelque sorte, loin de la réduire; et il avait bien raison de répondre à sa femme, qui lui demandait s’il n’avait pas honte de transmettre à ses fils la royauté moins puissante qu’il ne l’avait reçue de ses ancêtres: « Non, » sans doute; car je la leur laisse beaucoup plus durable. »

2. Quant aux tyrannies, elles se maintiennent de deux manières absolument opposées. La première est bien connue, et elle est mise en usage par presque tous les tyrans. C’est à Périandre de Corinthe qu’on fait honneur de toutes ces maximes politiques dont la monarchie des Perses peut offrir aussi bon nombre d’exemples. Déjà nous avons indiqué quelques-uns des moyens que la tyrannie emploie pour conserver sa puissance, autant que cela est possible. Réprimer toute supériorité qui s’élève; se défaire des gens de cœur; défendre les repas communs et les associations; interdire l’instruction et tout ce qui tient aux lumières, c’est-à-dire, prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi; empêcher les loisirs et toutes les réunions où l’on pourrait trouver des amusements communs; tout faire pour que les sujets restent inconnus les uns aux autres, parce que les relations amènent une mutuelle confiance.

3 De plus, bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de ce qu’ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la timidité d’âme: tels sont les moyens mis en usage chez les Perses et chez les barbares, moyens tyranniques qui tendent tous au même but. En voici d’autres: savoir tout ce qui se dit, tout ce qui se fait parmi les sujets; avoir des espions pareils à ces femmes appelées à Syracuse les délatrices; envoyer, comme Hiéron, des gens pour tout écouter dans les sociétés, dans les réunions, parce qu’on est moins franc quand on redoute l’espionnage, et que si l’on parle, tout se sait;

4 semer la discorde et la calomnie parmi les citoyens; mettre aux prises les amis entre eux; irriter le peuple contre les hautes classes, qu’on désunit entre elles. Un autre principe de la tyrannie est d’appauvrir les sujets, pour que, d’une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l’autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C’est dans cette vue qu’ont été élevés les pyramides d’Egypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n’ont qu’un seul et même objet, l’occupation constante et l’appauvrissement du peuple.

5. On peut voir un moyen analogue dans un système d’impôts établis comme ils l’étaient à Syracuse: en cinq ans, Denys absorbait par l’impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l’activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d’un chef militaire. Si la royauté se conserve en s’appuyant sur des dévouements, la tyrannie ne se maintient que par une perpétuelle défiance de ses amis, parce qu’elle sait bien que, si tous les sujets veulent renverser le tyran, ses amis surtout sont en position de le faire.

6. Les vices que présente la démocratie extrême se retrouvent dans la tyrannie: licence accordée aux femmes dans l’intérieur des familles pour qu’elles trahissent leur maris; licence aux esclaves, pour qu’ils dénoncent aussi leurs maîtres; car le tyran n’a rien à redouter des esclaves et des femmes; et les esclaves, pourvu qu’on les laisse vivre à leur gré, sont très partisans de la tyrannie et de la démagogie. Le peuple aussi parfois fait le monarque; et voilà pourquoi le flatteur est en haute estime auprès de la foule comme auprès du tyran. Près du peuple, on trouve le démagogue, qui est pour lui un véritable flatteur; près du despote, on trouve ses vils courtisans, ‘qui ne font qu’œuvre de flatterie perpétuelle. Aussi la tyrannie n’aime-t-elle que les méchants, précisément parce qu’elle aime la flatterie, et qu’il n’est point de cœur libre qui s’y abaisse. L’homme de bien sait aimer, mais il ne flatte pas. De plus, les méchants sont d’un utile emploi dans des projets pervers: « Un clou chasse l’autre », dit le proverbe.

7. Le propre du tyran est de repousser tout ce qui porte une âme fière et libre; car il se croit seul capable de posséder ces hautes qualités; et l’éclat dont brilleraient auprès de lui la magnanimité et l’indépendance d’un autre, anéantirait cette supériorité de maître que la tyrannie revendique pour elle seule. Le tyran hait donc ces nobles natures, comme attentatoires à sa puissance. C’est encore l’usage du tyran d’inviter à sa table et d’admettre dans son intimité des étrangers plutôt que des nationaux; ceux-ci sont pour lui des ennemis; ceux-là n’ont aucun motif d’agir contre son autorité. Toutes ces manœuvres et tant d’autres du même genre, que la tyrannie emploie pour se maintenir, sont d’une profonde perversité.

8. En les résumant, on peut les classer sous trois chefs principaux, qui sont le but permanent de la tyrannie: d’abord, l’abaissement moral des sujets; car des âmes avilies ne pensent jamais à conspirer; en second lieu, la défiance des citoyens les uns à l’égard des autres; car la tyrannie ne peut être renversée qu’autant que des citoyens ont assez d’union pour se concerter. Aussi, le tyran poursuit-il les hommes de bien comme les ennemis directs de sa puissance, non pas seulement parce que ces hommes-là repoussent tout despotisme comme dégradant, mais encore parce qu’ils ont foi en eux-mêmes et obtiennent la confiance des autres, et qu’ils sont incapables de se trahir entre eux ou de trahir qui que ce soit. Enfin, le troisième objet que poursuit la tyrannie, c’est l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets; car on n’entreprend guères une chose impossible, ni par conséquent de détruire la tyrannie quand on n’a pas les moyens de la renverser.

9. Ainsi, toutes les préoccupations du tyran peuvent se diviser en trois classes que nous venons d’indiquer, et l’on peut dire que toutes ses ressources de salut se groupent autour de ces trois bases: la défiance des citoyens entre eux, leur affaiblissement et leur dégradation morale. Telle est donc la première méthode de conservation pour les tyrannies.

10. Quant à la seconde, elle s’attache à des soins radicalement opposés à tous ceux que nous venons d’indiquer. On peut la tirer de ce que nous avons dit des causes qui ruinent les royautés; car de même que la royauté compromet son autorité en voulant la rendre plus despotique, de même la tyrannie assure la sienne en la rendant plus royale. Il n’est ici qu’un point essentiel qu’elle ne doit jamais oublier: qu’elle ait toujours la force nécessaire pour gouverner, non pas seulement avec l’assentiment général, mais aussi malgré la volonté générale; renoncer à ce point, ce serait renoncer à la tyrannie même. Mais cette base une fois assurée, le tyran peut pour tout le reste se conduire comme un véritable roi, ou du moins en prendre adroitement toutes les apparences.

11. D’abord, il paraîtra s’occuper avec sollicitude des intérêts publics, et il ne se montrera point follement dissipateur de ces riches offrandes que le peuple a tant de peine à lui faire, et que le maître tire des fatigues et de la sueur de ses sujets, pour les prodiguer à des courtisanes, à des étrangers, à des artistes cupides. Le tyran rendra compte des recettes et des dépenses de l’État, chose que du reste plus d’un tyran a faite; car il a par-là cet avantage de paraître un administrateur plutôt qu’un despote; il n’a point à redouter d’ailleurs de ne jamais manquer de fonds tant qu’il reste maître absolu du gouvernement.

12. S’il vient à voyager loin de sa résidence, il vaut mieux avoir ainsi placé son argent plutôt que de laisser derrière soi des trésors accumulés; car alors ceux à la garde de qui il se confie sont moins tentés par ses richesses. Lorsque le tyran se déplace, il redoute ceux qui le gardent plus que les autres citoyens: ceux-là le suivent dans sa route, tandis que ceux-ci restent dans la ville. D’un autre côté, en levant des impôts, des redevances, il faut qu’il semble n’agir que dans l’intérêt de l’administration publique, et seulement pour préparer des ressources en cas de guerre; en un mot, il doit paraître le gardien et le trésorier de la fortune générale et non de sa fortune personnelle.

13. Il ne faut pas que le tyran se montre d’un difficile accès; toutefois son abord doit être grave, pour inspirer non la crainte, mais le respect. La chose est du reste fort délicate; car le tyran est toujours bien près d’être méprisé; mais, pour provoquer le respect, il doit, même en faisant peu de cas des autres talents, tenir beaucoup au talent politique, et se faire à cet égard une réputation inattaquable. De plus, qu’il se garde bien lui-même, qu’il empêche soigneusement tous ceux qui l’entourent d’insulter jamais la jeunesse de l’un ou l’autre sexe. Que les femmes dont il dispose montrent la même réserve avec les autres femmes; car les querelles féminines ont perdu plus d’une tyrannie.

14. S’il aime le plaisir, qu’il ne s’y livre jamais comme le font certains tyrans de notre époque, qui, non contents de se plonger dans les jouissances dès le soleil levé et pendant plusieurs jour de suite, veulent encore étaler leur licence sous les yeux de tous les citoyens, auxquels ils prétendent faire admirer ainsi leur bonheur et leur félicité. C’est en ceci surtout que le tyran doit user de modération; et s’il ne le peut, qu’il sache au moins se dérober aux regards de la foule. L’homme qu’on surprend sans peine et qu’on méprise, ce n’est point l’homme tempérant et sobre, c’est l’homme ivre; ce n’est point celui qui veille, c’est celui qui dort.

15. Le tyran prendra le contre-pied de toutes ces vieilles maximes qu’on dit à l’usage de la tyrannie. Il faut qu’il embellisse la ville, comme s’il en était l’administrateur et non le maître. Surtout qu’il affiche avec le plus grand soin une piété exemplaire. On ne redoute pas autant l’injustice de la part d’un homme qu’on croit religieusement livré à tous ses devoirs envers les dieux; et l’on ose moins conspirer contre lui, parce qu’on lui suppose le ciel même pour allié. Il faut toutefois que le tyran se garde de pousser les apparences jusqu’à une ridicule superstition. Quand un citoyen se distingue par quelque belle action, il faut le combler de tant d’honneurs qu’il ne pense pas pouvoir en obtenir davantage d’un peuple indépendant. Le tyran répartira en personne les récompenses de ce genre, et laissera aux magistrats inférieurs et aux tribunaux le soin des châtiments.

16. Tout gouvernement monarchique, quel qu’il soit, doit se garder d’accroître outre mesure la puissance d’un individu; ou, si la chose est inévitable, il faut alors prodiguer les mêmes dignités à plusieurs autres; c’est le moyen de les maintenir mutuellement. S’il faut nécessairement créer une de ces brillantes fortunes, que le tyran ne s’adresse pas du moins à un homme audacieux; car un cœur rempli d’audace est toujours prêt à tout entreprendre; et s’il faut renverser quelque haute influence, qu’il y procède par degrés, et qu’il ait soin de ne point détruire d’un seul coup les fondements sur lesquels elle repose.

17. Que le tyran, en ne se permettant jamais d’outrage d’aucun genre, en évite deux surtout: c’est de porter la main sur qui que ce soit, et d’insulter la jeunesse. Cette circonspection est particulièrement nécessaire à l’égard des cœurs nobles et fiers. Les âmes cupides souffrent impatiemment qu’on les froisse dans leurs intérêts d’argent; mais les âmes fières et honnêtes souffrent ‘bien davantage d’une atteinte portée à leur honneur. De deux choses l’une: ou il faut’ renoncer à toute vengeance contre des hommes de ce caractère, ou bien les punitions qu’on leur inflige doivent sembler toutes paternelles, et non le résultat du mépris. Si le tyran a quelques relations avec la jeunesse, il faut qu’il paraisse ne céder qu’à sa passion, et non point abuser de son pouvoir. En général, dès qu’il peut y avoir apparence de déshonneur, il faut que la réparation l’emporte de beaucoup sur l’offense.

18. Parmi les ennemis qui en veulent à la personne même du tyran, ceux-là sont les plus dangereux et les plus à surveiller, qui ne tiennent point à leur vie pourvu qu’ils aient la sienne. Aussi faut-il se garder avec la plus grande attention des hommes qui se croient insultés dans leur personne ou dans celle de gens qui leur sont chers. Quand on conspire par ressentiment, on ne s’épargne pas soi-même, et ainsi que le dit Héraclite: « Le ressentiment est bien difficile à combattre, car il met sa vie à l’enjeu ».

19. Comme l’État se compose toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, il faut persuader aux uns et aux autres qu’ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et prévenir entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu’il faut prendre pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, le tyran ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d’enlever les armes aux citoyens. Ce parti suffit toujours à lui seul pour défendre l’autorité, dont il est l’appui, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l’attaquent.

20. Du reste, nous croyons qu’il serait inutile d’entrer dans de plus longs détails. L’objet essentiel est ici bien évident. Il faut que le tyran paraisse à ses sujets, non point un despote, mais un administrateur, un roi; non point un homme qui fait ses propres affaires, mais un homme qui administre celles des autres. Il faut que dans toute sa conduite, il recherche la modération et non pas les excès. Il faut qu’il admette dans sa société les citoyens distingués, et qu’il s’attire par ses manières l’affection de la foule. Par là, il sera infailliblement sûr, non seulement de rendre son autorité plus belle et plus aimable, parce que ses sujets seront meilleurs, et non point avilis, et qu’il n’excitera ni haine, ni crainte; mais encore il rendra son autorité plus durable. En un mot, il faut qu’il se montre complètement vertueux ou du moins vertueux à demi, et qu’il ne se montre jamais vicieux, ou du moins jamais autant qu’on peut l’être.

21. Et cependant, malgré toutes ces précautions, les moins stables des gouvernements sont l’oligarchie et la tyrannie. La plus longue tyrannie a été celle d’Orthagoras et de ses descendants, à Sicyone; elle a duré cent ans; c’est qu’ils surent habilement ménager leurs sujets et se soumettre eux-mêmes en bien des choses au joug de la loi. Clisthène évita le mépris par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l’amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu’à couronner de ses mains le juge qui avait prononcé contre lui en faveur de son antagoniste; et si l’on en croit la tradition, la statue assise qui est dans la place publique est celle de ce juge indépendant. Pisistrate, dit-on aussi, se laissa citer en justice devant l’Aréopage.

22. La plus longue tyrannie est en second lieu celle des Cypsélides, à Corinthe. Elle dura soixante-treize ans et six mois. Cypsèle régna personnellement trente ans, et Periandre quarante-quatre; Psammétichus, fils de Gordius, régna trois ans. Ce sont les mêmes causes qui maintinrent si longtemps la tyrannie de Cypsèle; car il était démagogue aussi; et, durant tout son règne, il ne voulut jamais avoir de satellites. Périandre était un despote, mais un grand général.

23. Il faut mettre en troisième lieu, après ces deux premières tyrannies, celle des Pisistratides, à Athènes; mais elle eut des intervalles. Pisistrate, durant sa puissance, fut forcé de prendre deux fois la fuite, et en trente-trois ans, il n’en régna réellement que dix-sept; ses enfants en régnèrent dix-huit: en tout trente-cinq ans. Viennent ensuite les tyrannies d’Hiéron et de Gélon à Syracuse. Cette dernière ne fut pas longue, et à elles deux, elles durèrent dix-huit années. Gélon mourut dans la huitième année de son règne; Hiéron régna dix ans; Thrasybule fut renversé au bout du onzième mois. A tout prendre, la plupart des tyrannies n’ont eu qu’une très courte existence.

24. Telles sont à peu près, pour les gouvernements républicains et pour les monarchies, toutes les causes de ruine qui les menacent; et tels sont les moyens de salut qui les maintiennent.

Aristote, Politique, intégrale en ligne

Pour aller plus loin:

Michel Crinetz: Complétons les théories monétaires : la domination

Les différentes étapes de l’évolution de l’Occident: Aristote, Descartes, Korzybski, Trois visions de l’homme et du monde     

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

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