Isabelle Aubert-Baudron: De la manipulation des symboles : (2) « l’identité »

Suite de  De la manipulation des symboles : (1) «les valeurs», «évaluation» :

Version pdf complète:  De la manipulation des symboles (12/09/2018)

Révision: 12/09/2018

Un autre terme qui revient sans cesse dans les média est le terme « identité » : depuis l’apparition dans les discours médiatiques de l’ « identité de la France » en 2007, chacun se bouscule au portillon pour revendiquer pour lui-même sa propre identité, et sans laquelle  il serait quasiment voué au chaos psychotique.

Cette « identité » est censée représenter une image de lui-même et de son existence propre, ou celle correspondant aux clichés médiatiques associés lui attribuant un ensemble de caractéristiques le différenciant des autres individus, images auxquels il s’identifie.

Commençons par nous demander ce que signifie le terme « identité » :

Le Petit Robert en donne les significations suivantes :

  • Caractère de deux objets de pensée identiques. Identité qualitative ou spécifique.=> similitude. L‘identité d’une chose avec une autre, d’une chose et d’une autre. Identité de vue. Identité de goût entre deux êtres. « cette ressemblance était une identité qui me donnait le frisson. » (Baudelaire). « Les profondes identités d’esprit, les ressemblances fraternelles de pensée » (Bourget). => communauté.
  • Caractère de ce qui est un. => unité. Identité de l’étoile du soir et de l’étoile du matin (c’est-à-dire Vénus).
  1. PSYCHOL. Identité personnelle, caractère de ce qui demeure identique à soi-même. Problème psychologique de l’identité du moi. Crise d’identité. – Identité culturelle : ensemble de traits culturels propres à un groupe ethnique (langue, religion, arts, etc.) qui lui confèrent son individualité ; sentiment d’appartenance d’un individu à ce groupe. => acculturation, déculturation. – PAR EXT. => permanence. Le fait pour une personne d’être tel individu et de pouvoir être légalement reconnue pour tel sans nulle confusion grâce aux éléments (état civil, signalement) qui l’individualisent ; ces éléments. Décliner son identité. Etablir l’identité de qqn. => identifier. Usurpation d’identité. LOC. Pièce d’identité : pièce officielle, prouvant l’identité d’une personne. => papier.         Carte, photo d’identité. – Relevé d’identité bancaire. – PAR EXT. Identité judiciaire : service de la police judiciaire chargé spécialement de la recherche et de l’établissement de l’identité des malfaiteurs.=> sommier.
  2. LOC. Relation entre deux termes identiques, formule énonçant cette relation. Principe d’identité : ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas. » MATH. Egalité qui demeure vraie quelles que soient les valeurs attribuées aux termes qui la constituent. Fonction identité : fonction prenant, quelle que soit celle-ci, la même valeur que la variable. CONTR. Altérité, contraste, différence.

Confrontons  maintenant ces  définitions aux faits :

Dans la réalité, dans le monde dans lequel nous vivons, il n’existe aucune chose qui soit identique à elle-même au fil du temps. Nous vivons dans un monde dynamique, impermanent, changeant d’une seconde à l’autre, même si ces changements échappent à nos capacités de perception.

Prenons l’expression « l’identité de la France ». Elle repose sur le postulat qu’il existerait une entité appelée « la France » qui serait statique, immuable, identique à elle-même au cours du temps.

Considérons maintenant les faits : la France est-elle identique à elle-même entre le matin et le soir d’un jour d’élections, avant et après le passage d’un ouragan ? La France de 1960 est-elle identique à celle de 2014 ?

En ce qui nous concerne, sommes-nous identiques à nous-mêmes d’un instant à l’autre au cours d’une même journée ? Suis-je, au moment où j’écris cela, « la même » que le jour de ma naissance ? Suis-je la même un matin en me levant fraiche et dispose, et quelques heures plus tard si j’ai une crise de migraine, ou que je me casse un bras ? Ce sont là des questions simples, auxquelles chacun peut répondre en confrontant le niveau des mots à celui des faits qu’il observe dans sa vie de tous les jours.

Cette conception de l’identité repose sur une vision statique de l’homme et du monde correspondant à la conception aristotélicienne, qui pouvait apparaître scientifique de l’antiquité au XVII° siècle, dans le cadre du paradigme métaphysique ou pré-cientifique, mais qui est de nos jours complètement dépassée et totalement dépourvue de scientificité.

Ainsi le terme « identité » est  censé désigner, représenter, quelque chose qui en réalité n’existe pas. Il ne s’agit pas d’un symbole, d’un signe chargé de sens qui représenterait quelque chose, mais d’un enchainement de lettres qui ne représente rien de réel.

Alors par quoi remplacer ce concept dépourvu de sens dans le contexte actuel ? Le Petit Robert nous ouvre une alternative à travers le concept d’individualité, dont il donne les acceptions suivantes :

  1. DIDACT. Ce qui existe l’état d’individu. Caractère d’un individu qui « diffère d’un autre non pas seulement d’une façon numérique, mais dans ses caractéristiques et sa constitution» (Lalande) ; fait d’être un individu. « L’être vivant forme un organisme et une individualité » (Cl. Bernard). L’individualité d’un être pensant. => moi.
  2. COUR. Caractère ou ensemble de caractères par lesquels une personne ou une chose diffère des autres. => originalité, particularité. L’individualité d’un artiste. Style d’une forte individualité.

(1830) Individu, considéré dans ce qui le différentie des autres. – COUR. => personnalité. « Ils offraient très peu d’individualités fortes,  [ … ] nul grand inventeur, nul héros » Michelet.

Le concept d’individualité contient la notion de diversité et d’originalité de chaque individu,  du fait que chacun est unique et différent des autres, et ne saurait être limité à un ensemble de caractéristiques globalisantes plaquées faussement sur la catégorie dans laquelle il est classé artificiellement, et faussement identifié.

Alfred KORZYBSKI : « SEMINAIRE DE SEMANTIQUE GENERALE 1937 – Transcription des Notes des Conférences de Sémantique Générale Données à Olivet College » (Interzone Editions)

Deuxième conférence :

p. 14 :

« Dans chaque domaine, personnel, humain, national, etc., y compris celui de la « folie », les anciennes orientations impliquaient le « est » d' »identité ». De nombreuses heures vont être nécessaires pour que vous puissiez acquérir une compréhension claire de tout cela et souvenez-vous que nous en tant que groupe avons refusé catégoriquement le « est » d’identité : La carte n’est pas le territoire. S’il peut être démontré que l’ancienne orientation est basée sur le « est » d’identité, nous pouvons voir sur quoi repose l’ancien système. »

Troisième conférence :

p. 22 :

J’examine ce garçon, et celui-ci, et celui-là, et qu’est-ce que je découvre ? C’est très difficile. Savez-vous ce que je découvre ? Et vous allez le découvrir également. Je découvre que ce garçon qui se trouve ici est un individu unique au monde. Il n’y a personne qui lui soit « identique ». Cela s’applique à chacun d’entre nous. Et cela s’applique à tout ce que vous connaissez. Littéralement tout ce que vous connaissez. Il y a une boîte d’allumettes ici sur le bureau. Cette boîte contient-elle deux allumettes « identiques » ? Nous découvrons alors une loi de la nature qui a été négligée et qui est pourtant fondamentale, à savoir la loi de non-identité. N’oubliez jamais cela. Elle est contenue dans le deuxième postulat, n’est pas tout. C’est une dénégation complète de l’identité. L’identité, qui est définie comme l’absolue similarité dans toutes les caractéristiques, n’existe pas. Nous avons découvert une loi naturelle fondamentale en ce monde, la loi de non-identité. Réalisez-vous que cette loi naturelle de non-identité est universelle ? C’est une question de fait, c’est empirique.

p. 23 :

Etes-vous identique à vous-même d’une seconde à l’autre ? A partir de ce que vous savez sur vous-même vous devriez savoir que vous n’êtes pas identique à vous-même d’un instant à l’autre. Réalisez-vous combien il est regrettable et malheureux qu’on ait dû attendre le vingtième siècle pour faire ce genre d’analyse, parce qu’elle nous semble tellement simple et tellement étrange ? Vous rendez-vous compte que ceci devrait constituer la base de l’éducation ? Et pourtant le système éducatif, en dehors de très rares écoles d’avant-garde, et en partie seulement, néglige complètement ce problème dans l’éducation. Ce genre de réponse comme une preuve des orientations sur l' »identité » est généralement courante, mais je citerai un autre exemple plus proche de notre postulat. Le postulat est la non-identité, mais il s’agit de la non-identité dans « toutes » les caractéristiques. L’identité est définie comme une similarité absolue dans toutes les caractéristiques. Vous pouvez ressembler à quelqu’un d’autre, vous pouvez avoir le même nez, la même bouche et même quelques dents, mais vous ne lui êtes pas identique parce que vos caractéristiques ne sont « pas toutes » identiques aux siennes. Si vous n’avez qu’une caractéristique similaire, avez-vous la même identité ? Quand nous approchons des limites de classification dans le domaine scientifique, les caractéristiques d’une molécule diffèrent des caractéristiques générales des groupes de molécules et d’atomes. Ce sont des questions de faits dans les sciences en général.

La même chose est vraie en ce qui nous concerne. A savoir que la « psychologie » de chacun d’entre nous est différente selon que nous sommes pris séparément ou que nous sommes en groupe, la « psychologie » de masse ou de groupe est différente de la « psychologie » individuelle. Les orientations sont non-élémentalistes, la dépendance vis-à-vis de l’environnement, du groupe, de l’environnement dont nous sommes tous victimes; la dépendance vis-à-vis de l’environnement sémantique auquel nous ne pouvons échapper; nous sommes nés dans un certain système d’évaluation. Pouvez-vous être isolés de ce système quel qu’il soit ? En d’autres termes le caractère non-élémentaliste de l’environnement sémantique ou linguistique. Cela nous place-t-il dans une situation où sont négligés certains des facteurs les plus vitaux de nos existences ? Pourquoi perdons-nous notre temps avec « l’environnement de l’eau » et l' »environnement de l’air » et ignorons-nous totalement l’environnement linguistique et sémantique ? En S.G., nous examinons ces facteurs qui ont été méconnus auparavant.

Septième conférence :

p. 51 :

« Représenter les « faits » comme des « faits » et avoir une carte-langage qui corresponde aux « faits », revient au même. Voici tout le secret de l' »aliénation » et de la santé. Notre monde n’est pas encore régi par ces notions, c’est pourquoi nous avons un monde si malheureux. Ceci nous conduit à la loi de non-identité. Il n’y a pas d' »identité » en ce monde, mais toutes les vieilles orientations sont basées sur l' »identité ». L’aliénation est basée sur des identifications, des identifications dans un monde où il n’y a pas d’identité. Vous trouverez dans la vie de tous les jours de graves problèmes sans fin générés par des identifications, ou des évaluations inadaptées. »

Dixième conférence :

p. 73 – 74 :

« Je ne ferai pas de redite pas ce soir. Les notions que nous avons étudiées vous sont plus ou moins familières. Souvenez-vous des quatre « est ». Souvenez-vous que le « est » d’attribution et le « est » d’identité sont par extension invariablement faux par rapport aux faits. Souvenez-vous que ce sont les faits qui sont importants. Si vous dites que le bâton est noir, cette déclaration est fausse par rapport aux faits. « Le bâton me semble noir » est correct. Les faits n’ont pas changé, mais les implications sont différentes. Voilà le point important dans cette question. La première déclaration implique de fausses informations, pas la deuxième. Quand nous utilisons ces « est » nous classifions intérieurement nos évaluations. Cela implique une réponse organique. Ensuite nous identifions quelque chose de réel avec une fiction et nous vivons, alors, dans un monde d’illusions. Ceci conduit à l’inadaptation. Cela s’applique aussi à d’autres mots. Disons « pomme ». Ce nom s’applique 1) aux processus électro-chimiques qui s’y déroulent; 2) il s’applique à l' »objet », 3) il s’applique aux impressions sur notre cerveau; et 4) finalement à une définition. Ce seul mot recouvre quatre choses différentes. Cela n’est pas sain. Il est impossible de gérer correctement une telle situation. N’oubliez jamais ceci. Souvenez-vous que toutes les impressions des « sens » sont anthropomorphiques. Dans l’ancienne orientation nous sommes pleins de faux savoir. Tout ce que je vous dis ici provient de l’antique « sagesse » mais il ne serait jamais possible de l’appliquer dans l’orientation intensionnelle. Les gens qui veulent résoudre leurs propres problèmes doivent étudier les méthodes extensionnelles. Ici je n’ai fait qu’ébaucher les grandes lignes du cours de façon déductive; cependant, vous devez retourner aux sources inductives telles qu’elles sont ébauchées dans « SCIENCE AND SANITY ».

Souvenez-vous de l’amibe. Elle répondait à la proie qui nageait à côté d’elle, parce que cette proie produisait des bulles de gaz qui avaient des effets chimiques directs sur l’amibe. Si nous reproduisons artificiellement des bulles de gaz à proximité de l’amibe, elle passera par les mêmes réactions et essaiera d’attraper les bulles de gaz. Ce n’est pas une réaction « sage » d’un point de vue humain. Cette bulle n’avait pas de valeur alimentaire pour l’amibe. C’était une réaction physico-chimique. Observez ce type de réactions animalières. Vous verrez que chaque jour vous faites la même chose. D’un point de vue humain cela dénote une évaluation pauvre. Nous parlons des réactions organiques de l’amibe et nous utiliserons le terme « identification ». Nous pourrions dire de ces réactions artificielles que l’organisme de l’amibe a identifié et évalué une bulle comme de la nourriture. C’était une évaluation inadaptée.

Comme il n’y a pas d’identité en ce monde, bien qu’il y ait égalité, équivalence, etc., n’importe quelle identification (quand l’amibe identifie de façon organique la nourriture avec la bulle), rend impossible une évaluation correcte. Quand nous sommes devant des identifications en termes de « valeur » entre n’importe quoi et n’importe quoi, elles sont souvent nuisibles ou pathologiques quand elles sont appliquées aux êtres humains. Au niveau de l’amibe, l’identification est « naturelle »; au niveau humain, elle engendre souvent l' »aliénation » et d’autres difficultés humaines. L’identification en termes de valeur dans un monde de non-identité ne peut conduire à une adaptation correcte car elle ne nous permet pas d’évaluer correctement. L’identification de la bulle à de la nourriture n’est pas une évaluation appropriée. Souvenez-vous que ces termes sont techniques. Restez techniques, ne traduisez pas ces termes sans quoi vous vous attirerez des difficultés. C’est exactement comme dans le domaine des sciences, abolissez les termes techniques et vous avez aboli une science.»

William Burroughs: The Book of Breathing with illustrations by Robert F. Gale

“Count Alfred Korzybski, who developed the concept of General Semantics in his book Science and Sanity, has pointed out that the is of identity has led to basic confusion in Western thought. The is of identity is rarely used in Egyptian pictorial writing. Instead of saying he is my servant they say he (is omitted) as my servant: a statement of relationship not identity. Accordingly there is nothing that word itself essentially is. Word only exists in a communication system of sender and receiver. It takes two to talk.

Perhaps it only took one to write.”

Dany Laferrière : « Depuis cinquante ans on nous emmerde avec l’identité, c’est l’expression à la mode. On dirait qu’on a été pris en otages par une bande de psychologues, de psychiatres ou de psychopathes. Quel que soit ce que vous faites, c’est une question d’identité. En Haïti, on a un surplus d’identités. »

http://bibliobs.nouvelobs.com/la-video-boite/20141125.OBS6029/dany-laferriere-depuis-50-ans-on-nous-emmerde-avec-l-identite.html

 

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